Le Journal du Diable (2)

Publié le par Mamadou Diop

« L'amour est une grotesque romance où on commence par se tromper

soi-même, et où on finit par tromper l'autre. »

Oscar Wilde

***

S'il fallait ramasser en quelques mots l'état de ces lieux qui pullulaient à bonne distance d'odeurs fétides et de chairs désolées, ceux de « pitié » et de « désordre » siéraient parfaitement. L'on pouvait comprendre à bien des égards qu'une bonne partie de ceux qui habitaient par là voulussent, par honte ou par extrême compassion, nier la réalité de cet endroit en décidant tout simplement de ne plus emprunter la rue qui menait à l'entrée principale ou de ne plus se promener aux alentours. C'était à leurs yeux le mal tout fait, l'expression de la bêtise dans tout ce qu'elle pouvait avoir de désolant et d'attristant, l'apogée de l'indifférence dans ce qu'elle peut comporter de fâcheux et de coléreux. Mais qu'était-ce, à vrai dire, ce théâtre qui concentrait les craintes les plus moroses et les espoirs les plus dénudés ?

Rien de très flagrant qui ne se rencontrerait dans une vie humaine pourtant, juste une sorte de grande aire fermée abritant en son sein ceux dont on ne veut plus, ceux qui ont pris l'habitude de déranger depuis que leur similitude avec le genre humain s'est établi sous fond d'égalitarismes hypocrites. En somme s'y trouvaient ivrognes, malades mentaux, toxicomanes, S.D.F et tous ceux à qui la société veut désormais fermer la porte après leur avoir fermé son cœur. On eût dit une masse humaine qui n'était supportée que par sa dignité de survie, lasse de vivre, de souffrir, de survivre même et qui trouvait dans cet espace, jadis aménagé pour le public en un sublime jardin et qui est aujourd'hui devenu « Le Jardin du Diable », un confort et un cadre de vie pour le moins sereins. Dans ces visages criant à une agonie incomprise, frêles quand à l'expression, dans ces milles yeux sculptant en même temps en vous attention et dégoût se lisent mille facéties d'une vie passée à poursuivre instincts et désirs, victoires mutilées et défaites, joies éphémères et regrets éternels. S'agrippant de leur ultime effort à des bancs publics où baignaient dans un désordre accablant couvertures de lits et draps, bouteilles de vin et d'eau, mégots de cigarette et paquets de tabac vides, certains tentaient de trouver dans cette expérience authentique qu'est le sommeil un moyen d'abréger leurs peines en laissant l'âme s'envoler définitivement du corps meurtri. D'autres, affalés à même le sol, conservaient encore leurs piètres forces dans l'espoir que quelques âmes de bonne volonté, s'aventurant par hasard ou par excès de générosité dans ce taudis, leur donneraient de bonnes raisons de ne pas s'oublier, comme leurs semblables, dans le sommeil jusqu'à la mort.

Mais qu'ils dorment – c'est-à-dire s'aliènent en se croyant morts – ou espèrent – sachant au fond que rien ne saurait égaler leur exaspération –, ces individus excommuniés et livrés à eux-mêmes semblaient trouver dans cette tranquillité et cette aisance une majestueuse sérénité propre à ceux qui n'ont à rendre de compte qu'à eux-mêmes. Comme si la société, dans un dernier élan de cynisme absolu, leur faisait honneur en les débarrassant de toutes leurs responsabilités et en les sommant au préalable de n'en attendre aucune venant d'elle. Deux mondes se sont ainsi faits, qui ne se rentrent jamais l'un dans l'autre : la communauté des hommes et celle des marginaux, c'est-à-dire ceux qui n'ont plus personne sur qui s'accrocher. Le premier tend irrésistiblement vers le désordre, mais a toujours du mal à l'admettre ; le second l'est déjà pleinement et vit ses extases dans une liberté si grande qu'il ne sait même plus comment l'utiliser. Dans celui-ci règne la peur et l'ambition d'une existence à venir, dans celui-là brûle l'angoisse du néant et l'essoufflement d'une existence absurde.

Pendant un très long moment, Alain demeura pensif et étourdi par ce panorama de vices que donnait à voir le Jardin du Diable à première vue d’œil. Immobile devant l'entrée principale, son regard eut juste le temps de croiser quelques autres qui le fusaient depuis un moment, attendant peut-être qu'il se résignât à répondre pitoyablement à leurs appels. Mais, comme habitué par ce climat et cette désolation incommensurable, il se faufila assez péniblement entre quelques enfants probablement endormis, manquant de frôler au passage ce qui semblait être un bras et prit la direction d'un banc public, au fond du jardin. Il était alors dix-neuf heures.

Publié dans Nouvelles

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