Le Journal Du Diable (9)

Publié le par Mamadou Diop

Il pleuvait à verse dehors. De rudes gouttes d'eau s'étaient mises à tomber sur ce pays, accompagnées par un vent effréné et remuant qui semblait demander des comptes à la Terre. Dans la nuit noire, rien ne leur faisait écho si ce n'est de temps en temps le rugissement strident du dieu que l'on appelait tonnerre. Même les esprits nocturnes s'étaient terrés dans leur demeure, tremblant de peur et de panique devant cette furie de la Nature. De tempête, on ne connut jamais qui fut aussi grande et destructrice : les arbres bruissaient fortement en inclinant leurs branches apeurés dans la direction du vent, l'eau dévalait à travers pentes et sentiers en quête d'un lit tranquille et profond pour s'y reposer, emportant avec force tout ce qu'il croisait sur sa route de léger et d'inutile.

Un endroit dont tout cela ne faisait point l'affaire pour une raison évidente, c'était le Jardin du Diable. Pourtant, il ne s'y entendait aucun cri ou gémissement qui put présager qu'une malédiction des pires espèces s'était abattue sur les gens qui y abritaient. L'on ne vit, ni ne perçut qui que ce soit à cause des ténèbres silencieuses qui laissaient toujours la place au sommeil, à la dissimulation et à la mort.

Mais soudain s'illuminèrent deux grands yeux rouges au milieu du jardin auxquels succédèrent plusieurs autres yeux jaunes. Une lumière aveuglante jaillit alors au centre de ses yeux et dévoila l'aspect du monstre aux yeux rouges : il avait une forme que l'on était incapable de décrire avec des termes humains, une forme partagée entre la silhouette d'un grand homme et la posture d'un animal sauvage, proche du loup. Un loup-garou ? Cela relevait en tout cas du mystère.

Ensuite la lumière s'étendit dans tout le jardin avec une puissance moins éblouissante et fit voir que les autres yeux jaunes n'étaient rien d'autre que les occupants du Jardin qui, tout de noir vêtus, se tenaient la main et frappaient le sol vigoureusement du pied gauche. Ils avaient le regard ferme et impénétrable, le front légèrement plissé, la tête haute, les yeux fixant extraordinairement le cœur du jardin. C'était beau à voir, d'une beauté qui était à la fois pureté et sublimation. Une étrange beauté.

Puis, la lumière revint vers son origine, reprit sa puissance et s'incorpora dans le corps du monstre, qui, en quelques secondes commença à se métamorphoser en se débarrassant de sa contenance animale. Lorsqu'elle disparut totalement, le monstre fit place à un humain qui, de par ses traits, laissa apparaître le Père Jacob. S'agissait-il à vrai dire d'une mutation d'être à être, d'une transmutation ontologique ou seulement d'une fallacieuse apparence ? Si la première intuition semblait a priori invérifiable, la seconde, elle restait une évidence indéniable : l'apparence était là et on ne pouvait la nier, le déplût-on de toutes ses forces.

Sur un signe de la main de l'homme-monstre ou du Père Jacob si l'on préfère se reclure sur l'apparence, les habitants de la petite communauté magique sortirent du Jardin et empruntèrent les rues de l'autre monde – celui qui les mena jadis à leur plus grande chute, c'est-à-dire la société des hommes. Ils se mirent à fredonner un chant aux airs mélangés de douceurs mélancoliques et de joies frétillantes, s'élevant de toute leur énergie à la hauteur de la tempête et de ses menaces. Les hommes devançant, les femmes et les enfants suivant derrière, ils renversaient et cassaient tout sur leur passage (poubelles, installations publiques, vitres de voitures), traversaient les routes, frappaient avec insistance dans les portes des maisons en criant : « De-hors, de-hors ! À bas le peuple des juges ! ». Les quelques malheureux noctambules qui les croisèrent furent bastonnés à mort et jetés dans les routes. Le vent de la colère s'était assurément déchaîné sur cette communauté maudite et un magma de forces occultes et pernicieuses s'était emparé de la ville en déclenchant sa propre révolution. L'esprit du Jardin du Diable s'était ainsi réveillé avec la tempête et mettait à profit cette violence de la Nature pour exercer définitivement son châtiment sur la communauté des hommes.

Certains citoyens, ne voyant aucune force venue les secourir se montrèrent téméraires et sortirent avec des armes à feu qu'ils pointèrent en direction de la foule du mal. Mais leur tirs furent vains, ils ne purent empêcher ceux qui furent touchés de se relever de plus belle et de continuer leur sanguinolent trajet. Effarés, incrédules, les audacieux citoyens retournèrent s'enfermer chez eux en tremblant et en se disant que la fin était proche.

Mais où étaient passés les forces de l'ordre et de la défense citoyenne pendant tout ce carnage ? À vrai dire, il n'y en avait pas ou en tout cas on ne les voyait nulle part. Étaient-ils tous massacrés par cette horde de morts-vivants qui voulait régler ses comptes à l'humanité ? Ou avaient-ils fui lâchement en voyant que leur défense s'étiolait au contact d'humains qui semblaient être liés par un pacte d'immortalité et de destruction apocalyptique ? Nul ne le sut.

Le cortège de la mort, lui progressait toujours au pas de la tempête et des éclairs qui scintillaient au ciel. On ne savait pas où il allait, ni ce qu'il voulait effectivement. Ce dont on était presque sûr, c'est que la Nature lui frayait un chemin lumineux et lui donnait en même temps les armes de sa révolution. Pour la première fois peut-être, elle faisait de l'espèce humaine son pire ennemi et se résolvait à la dissoudre en propageant sur elle ses effluves les plus puissantes. C'était le mal dans son expression la plus symbolique et la plus alarmante.

Soudain, le cortège du mal s'arrêta, toujours sur un signe de la main de l'homme-monstre. Se dessinaient deux formes humaines, un jeune garçon et une jeune fille. L'homme tenait à sa main droite une épée dont l'éclat ressemblait singulièrement à la lumière qui dormait dans le cœur de l'homme-monstre et de sa gauche, il serrait celle de la jeune fille qui paraissait elle impassible. Il fixa avec dédain l'homme-monstre qui demeurait aussi immobile qu'une statuette, leva son arme en direction du ciel qui gronda bruyamment, faisant au passage frémir la jeune fille, et comme par pur enchantement, la tempête s’atténua peu à peu et les nuages reprirent leur forme blanche et innocente. Pris de frayeur, le Père Jacob recula d'un pas, fit volte-face et se mit à courir dans le même sens que celui qu'il avait emprunté avec sa communauté qui, d'ailleurs, lui emboîtait le pas. Mais, lâchant la main d'Annette et fonçant tout droit à la poursuite de son ennemi, comme s'il avait toujours eu cette idée à la tête, il finit par le rattraper à bout de souffle et sans hésiter lui planta son glaive dans le dos, au niveau du sternum et l'en retira d'un coup sec. L'on perçut au lointain une longue plainte, plus animale qu'humaine, qui déchira momentanément le grondement du ciel qui se faisait de plus en plus faible. L'homme-monstre tituba pendant quelques instants, s'agrippa la poitrine et l'on vit se réveiller à nouveau la lumière aveuglante qui lui avait cédé l'apparence du Père Jacob. Celle-ci fusa cette fois jusqu'au ciel où elle s'écrasa et une pâle clarté emplit l'atmosphère avant de s'atrophier et de s'évanouir entièrement.

Alors le Père Jacob s'écroula, suivi bientôt de toute sa horde, en plein milieu du centre-ville où se forma plus tard, avant l'aube, une épaisse mare de sang humain et de chairs déchiquetées.

Alain avait patiemment hésité devant le corps du Père Jacob, puis jeté son épée au sol et couru embrasser Annette. Ils avaient réussi. Le bien, l'équilibre était revenu dans la cité.

Il y eut une sonnerie épouvantable et Alain sauta de son lit, horrifié. Il traîna sa main sur le réveil qu'il calma doucement, se leva et alla ouvrir sa fenêtre. Il avait rêvé, d'un rêve qu'il ne sera pas prêt d'oublier cette fois. Cela le fit sourire et il devint subitement heureux, comme si le fait d'avoir échappé au monde des songes et des ténèbres et d'avoir retrouvé une autre lumière, l'éveil, étaient un bonheur qu'il fallait vivre à chaque fois que l'on sortait de l'expérience authentique qu'est le sommeil.

Publié dans Nouvelles

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