Le Jardin du Diable (3)

Publié le par Mamadou Diop

« Nul n'est en mesure de ressentir l'immense surprise qui a été mienne hier soir en voyant qu'il n'était pas là. Était-il parti définitivement, mourir quelque part dans ce pays, à l'abri de tout visage et de tout souffle ? Ou avait-il décidé d'aller en quête d'une dignité et d'une chaleur de survie qui lui avaient été enlevées jusqu'à la dernière miette depuis sa maladie ? Qu'importe, il n'était plus là.

La première réaction naturelle que j'adoptai fut la panique. Je levais les yeux tout autour de moi, effaré, ne sachant par où chercher ni à vrai dire que chercher. L'écarquillement de mes yeux qui se posaient de chair en chair m'éblouit soudain, m'aveugla et me donna le tournis. N'eût été le peu de décence qui me restait à ce moment là, je vomirais certainement par vertige. Je réalise maintenant que le poète avait raison de dire qu'il suffisait qu'un seul être vous manque pour que le tout soit dépeuplé. Car je me sentais isolé au beau milieu de tout ce climat de moribond et d'anathème, à tel point que j'eus brusquement l'impression d'appartenir à cet univers. Mais d'où me venait cette subite extravagance ?

Je ne le sus véritablement que lorsque je repris assez vite mes esprits et m'assis à un banc tout proche qui était vide. Je me mis à observer calmement toute la scène dramatique qui se jouait et se dénouait à mes yeux. Un groupe d'ivrognes discutait à haute voix, criait en faisant entendre une clameur confuse et esquissait de temps en temps quelques pas dont on avait de la peine à dire si c'étaient vraiment des pas de joie ou d'exaspération. Suscitait-il pour autant l'attention autour d'eux ? Que nenni. Un peu plus loin, une quinquagénaire et son fils qui devait avoir une dizaine d'années s'amusaient à inventorier les pièces qu'ils avaient certainement accumulé à une période où la fortune devait faire bon ménage avec eux. Couchés sur une petite natte en bambou que surplombait une grande couverture vieillie, ils s'arrêtaient de temps à autre et observaient un silence complice qu'ils avaient sans doute appris à réserver à la méditation profonde et à la contemplation de leur si petit monde. Enfin, à chaque coin de cette terre close se tenaient des groupes d'adultes et de jeunes hommes qui se cramponnaient à leur récréation favorite : la pétanque, mais avec des boules qui ne dépassaient pas les deux-cents grammes, très petites et légèrement usées par le temps. Je me rendis compte que je n'avais jamais pris le temps d'écouter ce que cette petite communauté avait à nous dire et mieux, à nous apprendre. Je me suis si emprisonné dans ma relation avec le Père Jacob que je n'ai pu accordé le temps exigible aux autres membres du Jardin du Diable qui avaient eux aussi leur mot à dire, leurs peines à exposer, leurs voix à se faire entendre. J'en conclus que nous ne faisons jamais rien qu'écouter à moitié ce que nos semblables se forcent à nous dire ou à nous confier chaque jour, que nous ne mesurons qu'à l'aune de nos préférences et de nos désirs les plus profonds les belles choses que la nature nous pourvoie, que nous passons à côté de si nombreuses grâces – à cause de notre égocentrisme et de nos fortes pulsions – que nous en omettions nos responsabilités et nos vraies sacerdoces. En somme que nous sommes inhumainement humains.

Une fraîcheur insipide m'envahit soudain, qui devait être également un signe de soulagement et je me présentai de nouveau dans l'espace personnel du Père Jacob, c'est-à-dire un banc nu et très usé. C'est alors que je remarquai au beau milieu du siège un morceau de caillou qui, après que je l'eus soulevé, laissa paraître un bout de papier bien plié et quelque peu froissé. Je le dépliai machinalement du bout des doigts et lus :

« Quand tu auras compris que, dans ce Jardin, je ne suis pas le seul diable qui compte, alors je reviendrai et nous continuerons.

Le Père Jacob, le 01-07-20.. »

Je le pliai, le rangeai dans ma poche droite et me rassis sur le banc du Père Jacob.

Entre Alain et le Jardin des espoirs fendus,

ce 02-07-2... à minuit et six minutes

Publié dans Nouvelles

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